Depuis la généralisation du télétravail après la crise du Covid, on entend souvent parler du confort que cette pratique apporte aux salariés, de la flexibilité qu’elle instaure dans nos rythmes de travail, et même de la possibilité de mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle. Mais une voix s’élève parfois à contrecourant : celle des managers, qui encadrent, régulent, organisent et soutiennent.
Alors que le management à distance est devenu la norme dans de nombreuses entreprises en France, une étude menée récemment par Jean-Baptiste Barfety, fondateur de Projet Sens, a mis en lumière ce que beaucoup disaient déjà, à savoir que pour les managers, le télétravail n’est pas qu’un simple changement de lieu de travail. Au contraire, c’est un bouleversement bien plus profond, que ce soit pour leur charge mentale, leur cadre d’exercice ou leur rôle au quotidien.
Le télétravail, un changement d’organisation qui pèse sur le manager ?
Le télétravailleur ne fonctionne pas comme un salarié en présentiel, et ce n’est pas seulement une question de géographie. On parle aussi de la gestion des priorités, de la communication et même du contrôle. En France, le passage massif au travail à domicile s’est fait dans l’urgence, sans forcément repenser le cadre et l’organisation dans lequel évoluaient les équipes.
Or, l’étude de Jean-Baptiste Barfety révèle que ce sont les managers qui, en silence, ont absorbé une grande partie de cette transition. Ils ont vu leur charge s’alourdir, tout en étant sommés d’accompagner les salariés dans leur quête de sens, d’autonomie et d’équilibre. Certes, de nombreux outils numériques ont permis de maintenir l’activité, mais ils ont aussi fait exploser le nombre de réunions. Parce que oui, à distance, on se parle moins souvent, mais on se réunit plus. Pour le manager, cela entraîne davantage de suivi, d’anticipation, et une organisation du temps bien plus morcelée.
Loin de soulager les managers, le télétravail a, au contraire, désorganisé leur quotidien. Beaucoup évoquent aujourd’hui un « tunnel de visios », un « brouillard relationnel », où les échanges informels ont disparu et où les alertes faibles sont plus difficiles à détecter. Pourtant, ces mêmes signaux sont capitaux pour comprendre les tensions internes, les baisses de moral des équipes ou les blocages.

Loin du bruit ambiant et des open spaces, la surcharge cognitive des managers s’accentue aussi dans le silence d’un bureau désert.
La complexité accrue de la gestion des équipes à distance
Avant la démocratisation du télétravail, être manager signifiait gérer la présence, l’ambiance, les dynamiques collectives ou encore le relationnel. Mais aujourd’hui, le management hybride a transformé tout cela. Dans les entreprises, l’activité se fragmente. Certains salariés travaillent au bureau, d’autres à domicile, et rares sont les jours où l’équipe est pleinement réunie. Résultat ? Le lien collectif se délite.
Bien entendu, un employeur peut toujours exiger un jour de présence fixe, mais cela ne garantit pas les interactions. De manière générale, on observe une perte de culture d’entreprise, de place partagée, et donc de repères pour les managers. Ils se retrouvent à tenter de recréer artificiellement du collectif, parfois en forçant des moments de cohésion qui tombent complètement à plat.
Et ce n’est pas tout, puisque le télétravail met aussi en lumière les inégalités. Tous les collaborateurs ne sont pas équipés de la même manière, et tous les lieux de vie ne permettent pas de travailler dans de bonnes conditions, notamment pour les femmes qui ont des enfants en bas âge. Le manager devient alors celui ou celle qui doit prendre en compte ces situations personnelles, tout en respectant les objectifs de l’entreprise. Inutile de dire que c’est un jeu d’équilibriste constant.
Enfin, l’intégration des jeunes salariés est un autre défi. Paradoxalement, la recherche montre que les juniors vivent mal le télétravail, et ce, malgré leur aisance numérique. Ils peinent à acquérir les compétences sociales, se sentent isolés, et craignent de manquer d’informations vitales pour leur réussite. Former, accompagner et intégrer à distance, ce n’est pas seulement plus difficile, c’est presque un nouveau métier.
Contrôle, autonomie et résultats : les dilemmes du management moderne
Le management d’aujourd’hui est confronté à une problématique indéniable : comment faire confiance sans perdre le contrôle ? Parce que le télétravail est un révélateur assez brutal. On prône l’autonomie, l’agilité et la responsabilisation, mais beaucoup de managers avouent se sentir désarmés. Les repères classiques ont littéralement volé en éclats.
Alors, faut-il juger sur la présence ou sur les résultats ? Faut-il maintenir une hiérarchie stricte ou favoriser une organisation horizontale ? Faut-il suivre les tâches ou faire confiance à la dynamique collective ? Rien n’est acté et tout dépend du cadre, du secteur ou encore de la culture d’entreprise. Et cela va de soi, cette absence de repères stables alourdit la charge mentale des managers.
Mais il y a des solutions ! Dans certaines entreprises, on commence à explorer les pactes d’équilibre, les chartes d’organisation, les « no meeting days », les réunions sans écran, les rôles de convivialité, etc. Néanmoins, toutes ces initiatives demandent du temps, de l’énergie et une implication collective. Or, dans la réalité, ce sont souvent les managers qui doivent, une fois de plus, porter ces démarches, en plus de leur travail quotidien.
Face à toutes ces difficultés, il n’est pas très surprenant que de moins en moins de Français souhaitent devenir managers. Le contrat moral est devenu trop lourd, car on leur demande désormais d’être coachs, psychologues, organisateurs, stratèges, médiateurs, etc., sans leur donner les outils pour réussir.
Voilà ce qu’il ressort de cette étude que j’ai trouvée intéressante, parce qu’elle expose une problématique souvent ignorée du télétravail parmi tous les discours dithyrambiques (dont je suis la première défenseuse). Cette pratique ne rend pas le travail des managers impossible, mais elle le rend clairement plus complexe et plus lourd. Elle impose de repenser en profondeur notre manière de piloter une équipe, de créer du lien malgré la distance, et de concilier autonomie et résultats. C’est donc toute notre culture du travail hybride qui doit être repensée pour alléger la charge des managers et ne laisser personne sur le bas-côté.